JEAN-MICHEL GASCUEL

 

EXTRAIT

 

 

 

 

VOL DE NUIT

 

 

Je m'étais rendu à Orly, pour prendre un avion qui devait me mener à Beyrouth, lorsque j'appris, et ne fut pas le seul à l'apprendre, que cet avion partirait finalement de Roissy, à l'heure inscrite sur nos billets. Heureusement pour moi, un ami, ex-Résident de la République, était présent à ce moment-là. Il m'offrit aussitôt d'utiliser son hélicoptère personnel pour aller d'un aéroport à l'autre, et c'est ainsi que je pus prendre ce vol, à l'heure dite.

Je me souviens très bien de la place qui m'avait été attribuée, et du numéro de mon siège, le 128.  Au 127, sur ma droite, le hasard avait placé une femme qui aurait mérité d'être la femme de ma vie, tellement elle était belle. Mais un destin imbécile en avait décidé autrement. Son regard était magnifique, ses yeux bleus éblouissants. Ses mains, posées sobrement sur la revue qu'elle lisait, appelaient les caresses et les baisers. Son parfum était plus qu'envoûtant, il était diabolique, et s'accordait parfaitement avec ses jambes croisées, qui ne laissaient apparaître que le peu qu'il fallait. Jamais je n'avais vu pareille perfection, pareille beauté. Comment faire pour l'aborder? J'avais lu dans une revue scientifique qu'il ne fallait pas avoir peur des belles femmes, qu'elles étaient tout aussi accessibles que les autres, et qu'elles déploraient que les hommes n'aient pas le courage de leur parler. Moi je l'avais ce courage, j'en étais même pétri, au point d'en avoir la gorge sèche et le cœur serré.  Autour de nous tous les passagers se préparaient au départ. La plupart d'entre eux avaient mis un masque sur leurs yeux et recouvert leurs jambes d'une couverture légère. Tant mieux si tout le monde s'endormait, j'oserais plus facilement adresser la parole à ma sublime voisine. L'avion décolla rapidement, et tout aussi rapidement nous dépassâmes la couche d'ozone. Le ciel était parfaitement bleu, l'air sans trous apparents, et le ronronnement des moteurs accompagnant ce vol, très agréable.

J'ai fermé les yeux, m'imaginant dans les bras de celle qui faisait battre mon cœur de si joyeuse manière. Je me voyais dans la suite d'un grand hôtel, à genoux devant elle, déclinant mon amour en patois provençal. Je me voyais sur les bords du Bosphore, dégustant avec elle un Fanta millésimé, sur les Champs-Elysées, lui achetant tout ce qu'elle désirait. Je me sentais prêt à satisfaire toutes ses envies, tous ses caprices, et même à aller au-delà s'il le fallait. J'étais prêt à jeter mon passé aux orties, prêt à descendre la poubelle tous les jours si elle me le demandait. J'étais à sa merci, mais tellement heureux. Tout me paraissait plus limpide, plus léger, plus serein. Je me voyais la conduisant à son travail tous les matins, l'embrassant tendrement au coin des lèvres au moment de la quitter, puis revenant chez nous sans trainer pour faire le ménage à fond, avant d'aller le faire chez les voisins, pour améliorer l'ordinaire. Que de belles choses j'imaginais!

Lorsqu'elle passa devant moi, pour se rendre à l'avant de l'avion, j'étais perdu dans mes pensées. Je l'ai regardée s'éloigner dans l'allée, se déhanchant élégamment, mais n'ai pas osé l'aborder. Pourtant je le pouvais, je le devais, j'en avais le courage. Finalement je n'eus pas besoin d'y avoir recours, car c'est elle qui m'aborda, à son retour.

- Monsieur,  votre braguette est ouverte.

- Comment ça ? Oh pardon... Je ne m'en étais pas rendu compte, je suis confus!

- Ce sont des choses qui arrivent.

- Certes, mais ce n'est pas le moment.

- Pourquoi ?

- Parce que vous allez penser que...

- Monsieur, je vous arrête tout de suite, je ne pense jamais à la place des autres.

- Vous me rassurez ! Je me présente, Etienne de Vascueil.

- Hélène, de Troyes.

- Qu'allez-vous faire à Beyrouth, si je ne suis pas indiscret...

- Je ne vais pas à Beyrouth, Monsieur, mais à Tombouctou, cet avion va à Tombouctou.

- Comment ça?

- En volant, comme la plupart des avions.

- Me suis-je trompé de vol?

- C'est probable, cela paraît même indiscutable.

- Moi qui aime tant discuter...

- Vous devez être déçu.

- Oh combien!

- Que puis-je faire pour vous?

J'ai réfléchi un instant, puis lui ai demandé, embarrassé :

- Pouvez-vous me montrer vos seins? Vous allez sûrement refuser, je m'y attends.

Elle déboutonna son corsage et se tourna vers moi, en disant : Profitez-en, ils sont neufs.

Je n'ai pu m'empêcher de m'extasier.

 - Dieu, qu'ils sont beaux!

- Ils peuvent l'être, ils m'ont coûté cent mille dollars!

- Les deux ou chacun?

- La paire, Dieu merci.

- En tout cas, ils sont réussis.

- Merci. Voulez-vous que je vous raconte leur histoire ?

- Volontiers!

Autour de nous régnait un calme impressionnant, tous les passagers s'étaient endormis, et seul le chuintement de la climatisation accompagnait cette agréable quiétude. Sous les couvertures, on devinait des silhouettes, des corps au repos, certains avachis, d'autres bien rangés dans les rangées. Seul un enfant était resté éveillé. Il jouait aux billes dans l'allée centrale, sans faire de bruit. Parfois, je donnais un coup de pied dans l'une de ses billes, lorsqu'elle était à ma portée, ou bien je la coinçais sous ma chaussure, pour le voir la chercher. Ma belle voisine avait commencé l'histoire de ses seins, que j'écoutais d'une oreille distraite, mais avec intérêt, car ils étaient magnifiques.

- Dans mon enfance j'ai eu un gros problème avec mes seins. Un jour ils sont devenus noirs, comme ça, brusquement, dit-elle en faisant claquer ses doigts. Tout le reste de mon corps était resté blanc, mais eux étaient devenus noirs. Ma mère était horrifiée.

- On la comprend. Puis-je me permettre une réflexion ? dis-je en levant le doigt.

- Je vous en prie.

- Vous avez la peau blanche, c'est indéniable, mais vous êtes très bronzée, et nous ne sommes pas encore en été.

- Vous avez raison, l'été tarde à arriver cette année. C'est ce qu'on se disait hier soir au téléphone, avec une amie. En ce qui concerne mon bronzage, j'utilise une crème qui fait fureur en ce moment à Los-Angeles, "Bronze-Habile", de chez G&G, vous connaissez?

- Non, ça ne me dit rien du tout.

- C'est sans importance. Je vous disais donc que ma mère était dégoûtée par la couleur de mes seins. Nous avons été voir toutes sortes de médecins coloristes, des spécialistes de la peau de chagrin, des visagistes de la poitrine, mais aucun ne réussit à me faire retrouver les seins blancs auxquels j'avais droit.

- Mission impossible, peut-être?

Elle ne releva pas, et continua.

- Un jour de décembre - j'entrais dans ma quinzième année - un camarade de classe, qui m'aidait à résoudre une équation mathématique, me dit : "Si un jour tu as un problème, quel qu'il soit, je connais une formule magique qui les résout tous". Je lui ai demandé combien coûtait cette formule magique... Il se pencha vers mon oreille et nous avons conclu un marché, dont je vous passe les détails. Toujours est-il que le soir même mes seins redevinrent blancs, et que le prix à payer n'était pas si désagréable que ça.

- Que s'est-il passé ensuite?

- Mes seins avaient retrouvé leur couleur d'origine, certes, mais une nouvelle malédiction s'abattit sur eux, ils s'arrêtèrent de pousser. Un vrai drame.

- Incroyable ! Qu'avez-vous fait alors ?

- J'ai essayé d'autres formules magiques, en provenance de tous les pays du monde, mais rien n'y fit. Alors j'ai économisé, me privant de tout, parfois même de respirer, jusqu'à réunir les cent mille dollars dont je vous parlais tout à l'heure, dit-elle, en  reboutonnant son chemisier.

Le petit garçon, les yeux écarquillés, nous regardait, bouche bée. J'ai repris la parole.

- Moi aussi je connais des formules magiques.

- Ah bon? À quoi servent-elles ?

- À faire sauter les PV, à respirer sous l'eau pendant un siècle et demi sans jamais avoir besoin de remonter à la surface, à gagner des millions à Euromillions...

- Ah, celle-ci m'intéresse, combien vaut-elle ?

Elle se pencha vers moi, tendit l'oreille, mais je n'eus pas le temps de lui faire une proposition, notre avion se posait déjà à Tombouctou. A la hâte, j'écrivis mon numéro de téléphone au creux de ma main, avant de la glisser dans la poche de son blouson, espérant qu'elle la trouverait un jour. Puis elle passa devant moi en souriant, et disparut à jamais de ma mémoire. Aussitôt après, mon cœur l'effaça de son répertoire et ma main retrouva sa place au bout de mon bras.

 

C'est à ce moment-là que quelqu'un s'adressa à moi, en secouant mon épaule :

"Monsieur, réveillez-vous, nous survolons Beyrouth, nous allons bientôt atterrir. Attachez votre ceinture s'il vous plaît."

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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