JEAN-MICHEL GASCUEL

 

EXTRAIT

 

 

 

 

 

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Il est midi à ma porte

 

 

Une expression populaire dit : "Chacun voit midi à sa porte! " C'est bien, mais combien de portes sont capables de donner l'heure ? Très peu. J'en ai possédé une, autrefois, qui sonnait les douze coups de minuit, parfois c'était plus, quand ma femme n'arrivait pas à l'ouvrir, tellement elle était chiffonnée. Je me souviens d'une autre, qui sonnait comme une cloche, chaque fois qu'on la fermait. D'une autre encore, qui claquait en permanence, rythmant ma journée de coups répétés, mais étaient-ce les heures qu'elle marquait ? J'en doute! Finalement, la seule fois où j'ai vu midi à ma porte c'est quand on me l'a claquée au nez.

 

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Fléchette, la souris à qui l'on n'avait pas tout dit

 

 

Il avait posé sa patte sur elle, pour lui faire comprendre que c'était lui le patron et qu'on ne reviendrait pas là-dessus. De temps à autre, il fermait les yeux et relâchait sa pression, lui donnant une vraie fausse chance de s'enfuir. Elle s'arrêta de respirer, prête à tenter l'exploit, mais n'osa pas, craignant d'être croquée avant l'heure. Quoique l'idée d'être croquée lui convienne assez bien, elle lui plaisait même, car pour une souris disparaître ainsi était valorisant. On lui avait raconté que beaucoup de souris mourraient d'ennui, ou de faim. Dans sa famille, plutôt traditionnelle, on disait que les souris mortes au combat enrichissaient l'inconscient collectif du monde souristique et qu'un jour, peut-être, une souris réussirait à tuer un chat. Pourquoi pas elle? Les yeux fermés, elle pensait à cela. La pression du chat se faisait moins présente. La tête posée entre ses pattes, il avait l'air absent. Peut-être que ce jeu du chat et de la souris ne l'intéressait plus guère? Peut-être était-il à la recherche d'autres sensations? Le petit cerveau de la souris se mit à gambader et à faire des pirouettes. Elle se sentit la force d'un guerrier et se prit à rêver qu'elle allait tuer son premier chat. Dans l'histoire de la sourité tout entière, si elle y parvenait, elle serait la première tueuse de chat. Euphorique, elle imagina qu'elle allait le manger tout cru, inversant pour la première fois les cours d'histoire. Elle se voyait déjà racontant son aventure jusqu'à l'épuisement, accueillie en héros dans son trou natal, répondant à des journalistes venus du monde entier, négociant les droits de son histoire avec Disney directement, sans passer par un agent.

Elle ouvrit les yeux et constata que le chat s'était endormi. Il respirait lentement, paisiblement. Peut-être l'avait-il oubliée? Peut-être était-elle sortie de sa tête? Les chats sont très malins, mais aussi très rêveurs, lui avait dit son père. Ce chat-là n'avait peut-être aucune suite dans les idées après tout, et c'était là sa chance. Elle la tenta, courageusement, il faut bien le dire, mais c'était sans compter sur la régularité des chats. Il était midi pile et ce chat-là, tous les jours à midi, mangeait une souris. Personne ne le lui avait dit.

 

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La prière

 

 

Certain de n'être pas dérangé, il s'agenouilla pour prier Dieu. Malheureusement, le Diable entendit sa prière et vint s'agenouiller à ses côtés, le dérangeant dans sa méditation. Étonné, il demanda au Diable comment il avait fait pour intercepter cette prière qui ne lui était pas destinée. Le Diable lui répondit : "Lorsque tu pries Dieu ne prononce jamais son nom, ne lui demande jamais pardon et ne lui montre jamais ta faiblesse, je m'en nourris. Sache que lorsque tu pries ainsi, c'est moi que tu appelles !

 

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Chez le bon docteur

 

 

- Décrivez-moi le rêve dont vous vouliez me parler.

- La rue était recouverte d'eau. Elle arrivait par vagues. L'eau était  chaude. Des centaines de petits chiens, accompagnés d'une jeune bergère, nageaient à contre-courant. Que signifie ce rêve, docteur?

- Pour l'instant, pas grand chose, continuez.

- La bergère s'approcha de moi et me posa une question, à laquelle je ne sus quoi répondre.

- Quelle était cette question?

- Elle me demanda s'il était permis de mettre du gel douche dans l'eau du bain, ou bien seulement des sels de bains ?

- Le gel douche est déconseillé, il vaut mieux mettre des sels de bains, c'est plus approprié, mais on peut mettre du gel, ce n'est pas interdit.

- Je m'en souviendrai.

- Revenons à votre rêve. Comment était habillée cette bergère, si vous vous en souvenez, bien sûr.

- Je m'en souviens très bien. Elle portait une veste en cuir de chez Mango, à 229,99€, un Jean de chez Levis, à 99,99€, une ceinture en peau de skai, de chez Zara, à 23,99€, un tee-shirt offert par sa mère, et des dessous de chez Chantal Thomass, qui coûtent une fortune.

- Vous avez une sacrée mémoire !

- C'est ce qu'on dit.

-  Vous souvenez-vous d'autres détails ?

- Oui, elle était trempée de la tête aux pieds, mais les petits chiens étaient secs comme des triques.

- Ça se complique. Combien y avait-il de triques dans votre rêve ?

- Autant que de chiens.

- Combien de chiens y avait-il, alors ?

- Je n'ai pas eu le temps de les compter avec précision, je dirai trois cents, environ.

- C'est beaucoup... Est-ce que dans votre enfance vous avez été battu ?

- Comment ça ?

- Battu, reçu des coups de fouet, des coups de balai... ou d'autre chose.

- Oui, comme tout le monde, j'imagine.

- Qui vous les donnait ? Votre père ou votre mère ?

- Ni l'un, ni l'autre, c'était un spécialiste, que mes parents payaient fort cher pour cette distraction, mais ils  étaient fort riches.

- Drôles de gens ! Revenons à cette bergère, continuez à la décrire.

- C'était une blonde aux yeux bleus, plus Heïdi qu'Aïda, vous voyez ce que je veux dire ?

- Je vois très bien. Combien mesurait-elle d'après vous ?

- Un mètre quatre-vingts.

- Plutôt belle, ou plutôt quelconque ?

- Très belle, comme ma copine.

- Lorsque vous avez fait ce rêve, où se trouvait votre copine ?

- Je ne sais pas, chez une copine peut-être ?

- Elle a beaucoup de copines ?

- Je ne les connais pas toutes, mais je sais qu'elle en voit une tous les jours, de cinq à sept, à l'hôtel Excelsior.

- Vous vous entendez bien ?

- Très bien, aucun problème.

- Tant mieux. En dehors de cette bergère et de ses chiens, y a-t-il autre chose qui vous a marqué dans ce rêve ?

 - Rien de plus, si ce n'est qu'à la fin j'avais du mal à respirer, et que l'eau était devenue froide.

- Hum...

- Qu'en pensez-vous, docteur ?

- Ne vous endormez plus jamais dans votre bain, vous risqueriez de vous noyer.

 

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Garage FOX & CROW

"Voitures à partir d'un euro"

 

 

Ne jouons pas sur les mots, ils n'attendent que ça, jouons plutôt avec vos nerfs, ils ne s'y attendent pas, me dit le vendeur, en riant dans tous les sens. Il me tendit la main, et ajouta : C'est de moi !

Ce monsieur Crow, tout marchand de voitures qu'il était, n'avait pas sa langue dans sa poche. Il n'avait pas non plus l'air facile, mais son sourire était avenant, il m'avait séduit.

- Monsieur, que recherchez-vous comme véhicule, quel style, quelle année, quelle couleur...

- Euh... S'il vous plaît, pouvez-vous remplacer le mot véhicule par le mot voiture, le premier me donne envie de tuer !

- Sans problème, sans problème... Ici le client est roi, et s'il s'y prend bien, ce qui est votre cas, ses désirs peuvent devenir des réalités. Reprenons, quelle voiture recherchez-vous ? Quel genre ? Quel style ?

- Un style à part.

- Apparemment, vous savez parfaitement ce que vous voulez.

- Je sais surtout ce que je ne veux pas.

- Peut-être pourrions nous commencer par là ?

- Je n'y vois pas d'inconvénient, si vous avez du temps à me consacrer.

- Pour vous, j'ai du temps à revendre !

- À un euro, comme vos voitures ? Dis-je pour plaisanter.

- Pour ce prix-là, je vous accorde une journée tout entière s'il le faut, me répondit-il en me tendant un siège.

- Marché conclu.

- Allez-y, je vous écoute.

- Je ne cherche pas une voiture inconfortable, ayant parcouru trop de kilomètres. Je ne cherche pas non plus un cabriolet, ni une voiture ayant des rayures sur sa carrosserie. Je ne cherche pas du tout, mais alors pas du tout, une voiture de couleur jaune, j'ai horreur de cette couleur pour les voitures. Pour résumer, je dirais que je recherche une voiture qui roule quand on lui demande de rouler.

- Je vois, Monsieur recherche une voiture obéissante, c'est ça ?

- C'est exactement ça, vous êtes perspicace.

- Merci pour le compliment. Suivez-moi, je crois que j'ai ce qu'il vous faut.

Nous traversâmes un hangar, dans lequel sommeillaient des dizaines de voitures de toutes les couleurs, et arrivâmes devant une porte blindée, qu'un obus anti-char n'aurait pu perforer, me dit le vendeur. Puis en chuchotant, il ajouta : "Retirons nos chaussures, c'est plus prudent." Je me suis exécuté et l'ai suivi. Derrière cette porte se cachait un petit bijou. Une Lamborghini Miura, qu'un mécanicien génial avait croisée avec une Ferrari Maradona, et maquillé le tout en Giuletta des années 60. Une pure merveille.

- Alors qu'en dites-vous ?

- Impressionnant! Absolument impressionnant. Et ce monstre est vraiment obéissant ?

- Demandez-lui ce que vous voulez...

- Quelle heure est-il ?

Sans délai, la chose me répondit :"Dix heures dix".

- Vous voyez...

- Je vois. Je peux lui demander autre chose ?

- Faites donc !

- Démarre, fais le tour du pâté de maison, et ramène-moi un canard.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Il ne lui fallut pas plus d'une minute pour s'exécuter et me ramener un canard, un très beau canard d'ailleurs, me fit remarquer le vendeur.

- Alors, qu'en pensez-vous ?

- Je suis bluffé... Combien la vendez-vous ? J'imagine que vous ne la laissez pas partir pour un euro.

- Non, bien sûr, mais pas si cher que ça, pour une pièce si unique. Nous la vendons, carte grise comprise, niveaux faits, plus vérification des pneumatiques, deux millions d'euros. Si vous payez en dollars japonais, nous pouvons vous faire une remise.

- Ce n'est quand même pas donné !

- Avant de vous décider, demandez-lui une dernière chose, quelque chose de plus difficile encore si vous voulez... Je n'écoute pas.

Je me suis rapproché de la voiture, j'en ai fait le tour, me suis assis derrière le volant, et lui ai dit, à voix basse: "Cassons-nous sans payer !" Elle démarra en trombe et sortit du garage comme une fusée. J'ai encore en mémoire la voix du vendeur, qui criait : "Arrêtez, ce n'est pas du jeu, ce n'est pas du jeu..."

 

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Sa main était bien rangée

 

 

Sa  main était dans sa poche

Sa poche était dans sa veste

Sa veste était dans son armoire

Son armoire était dans sa chambre

 

Sa main était dans sa chambre

Sa chambre était dans sa maison

Sa maison était dans sa rue

Sa rue était dans sa ville

 

Sa main était dans sa ville

Sa ville était en France

La France était dans le monde

Le monde était à ses pieds

 

Sa main était à ses pieds

Ses pieds étaient dans ses chaussures

Ses chaussures étaient dans leur boîte

Leur boîte était bien rangée

 

Sa main était bien rangée

 

 

 

 

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