JEAN-MICHEL GASCUEL

 

EXTRAIT

 

 

JASON 

 

BIBLIOTHEQUE D’ALEXANDRIE / Cat : 7530 / Reta : 37

 

 

Dans le monde de Jason, une année durait 365 ans. C’était trop. Un enfant de 10 ans, lorsqu’il entrait au collège, avait déjà vécu 1.332.250 journées et se sentait un peu las au moment d’aborder des études supérieures. A l’idée d’atteindre Bac + 3 et d’être obligé de vivre des milliers de journées supplémentaires avant d’avoir accès à des masters class, beaucoup se lassaient et abandonnaient leurs études à mi-parcours.

Un jour, quelqu’un eut l’idée de changer d’unité de temps et proposa de créer un nouveau calendrier, que chacun pourrait, à sa guise, organiser comme il le voudrait. Les plus malins créèrent des années d’un jour et les plus stupides des années d’un an. Pour essayer d’accorder tout le monde, un référendum fut organisé et les plus stupides, comme souvent, obtinrent le plus de voix. Il fut donc décidé que dorénavant les années dureraient un an.

Par rapport à la situation précédente, ce fut une avancée notable mais pas suffisante pour certains. Ces derniers, plus alertes que les autres, décidèrent de créer un mouvement social, une sorte de parti-pris, qu’ils baptisèrent « Vent d’ouest ». Dès lors, l’humanité se scinda en deux camps: ceux qui s’étaient regroupés sous la bannière « Vent d’ouest » et les autres, qui n’avaient pas de drapeau, les « Sans nom ». Très vite, des conflits de toutes sortes éclatèrent entre les deux camps. Les « Vents d’ouest », plus rapides en tout, raflèrent les postes de commandement et infligèrent à ces pauvres « Sans nom » des défaites cuisantes. Trouvant avant eux de nouvelles sources de revenus, ils firent fortune en peu de temps et renvoyèrent ceux de l’autre camp aux Calendes Grecques (l’expression semble dater de cette époque). Les historiens rappellent cependant que les « Sans nom » gagnèrent une guerre, celle de cent ans, et que malgré leur rapidité au combat, les « Vents d’ouest » mirent du temps à s’en remettre. Quoi qu’il en soit, pendant des siècles cette situation perdura, jusqu’au jour où une nouvelle idée mit tout le monde d’accord. Las de guerroyer sans fin, le chef des « Sans nom » proposa la chose suivante : « Si nous décidions tous ensemble d’arrêter le temps, nous n’aurions plus de raison de nous battre ». Cette idée fut aussitôt adoptée par les deux camps. Se posa alors la question des compétences. Qui savait arrêter le temps ? Il s’agissait d’un savoir qu’aucun ne possédait vraiment. Les uns, les « Sans nom », avaient eu plus de temps pour apprendre, les autres, les « Vent d’ouest », avaient fait beaucoup plus de choses qu’eux dans le même laps de temps, mais aucune des deux parties n’avait acquis le savoir-faire dont ils avaient précisément besoin. Des sages des deux camps décidèrent alors d’unir leurs forces afin d’élaborer un système capable d’arrêter le temps. On trouve sur de vieux parchemins des centaines de croquis illustrant toutes sortes de concepts et décrivant le fonctionnement de machines destinées à maîtriser le temps, mais rien de très probant ne vit le jour à cette époque.

Il fallut attendre l’an 3750, selon le calendrier des « Sans nom », pour qu’une solution fût trouvée. Cette année-là, un jeune garçon nommé Jason, eut une idée de génie. Un jour qu’il jouait dans l’espace, un mardi précisément, voyant sous lui la Terre si petite, il imagina que si l’on arrivait à lui faire quitter le système solaire on pourrait à coup sûr arrêter le temps et en même temps les conflits y attenant. Il n’avait pas tort, son calcul était juste, et c’est tout frétillant de joie qu’il fit part de ses réflexions à son père pendant le repas du soir. Après avoir réfléchi longuement, pesé le contre et le pour, ils décidèrent d’un commun accord de mettre ce projet à exécution immédiatement. Ils mirent leurs habits du dimanche et allèrent chez leur voisin, déménageur de profession, afin de négocier ses prestations. Un devis fut vite établi et quelque 365 000 camion-fusées affrétés sur le champ. L’affaire, rondement menée, ne prit pas plus de temps qu’il n’en faut pour le dire et la Terre se retrouva illico presto hors du système solaire. La chose s’étant passée en douceur, peu de gens remarquèrent ce changement profond. Le lendemain, certains s’étonnèrent de ne plus voir le jour se lever, d’autres constatèrent que leur œuf coque était prêt à être mangé avant d’être cuit, d’autres encore furent surpris par l’arrêt de leur montre, ou de leur cœur, mais personne ne remarqua de changement notable dans le comportement de chacun.

Sur les calendriers fleurirent alors des pensées d’une douceur infinie, les rues se séparèrent de leurs carrefours, et toute source de conflit disparut comme par enchantement. Un calme absolu s’installa sur la Terre, mais, par une sorte d’effet inverse, disparurent joie de vivre et tourments, laissant l’homme dans un vide inquiétant. Depuis, aucune guerre n’a perturbé une paix aussi vaste et personne n’a réussi à inventer de nouveaux conflits. Peut-être, sans le vouloir, Jason a-t-il offert à d’autres espèces l’idée de notre disparition? Peut-être, sans le savoir, a-t-il fait de l’être humain une espèce en voie de disparition... Nous ne le saurons probablement jamais, mais ce que nous savons aujourd'hui, de manière formelle, c’est que porter des habits du dimanche un mardi permet toutes sortes de fantaisies.

 

 

 

 

 

 

 

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